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Mama. Publics, fréquentation et symbolique |
Le musée sur trottoir
Par : Saïd Amsili. El Watan (21/02/2008)
Records de fréquentation, publics très divers. Rencontre avec des visiteurs et réflexions sur l’art dans notre société.
Depuis son ouverture, le Musée national d’art moderne et contemporain d’Alger (MAMA)ne cesse d’accueillir les foules. Ce qui frappe, c’est la grande diversité des visiteurs du point de vue de l’âge, du sexe et apparemment du statut social. On y vient seul, en couple, en groupe ou en famille, pas encore en excursions de classes, car nos écoles et lycées restent fermés sur eux-mêmes. Une mère de famille dans la quarantaine se promène entre les panneaux avec ses deux enfants, Lynda, 12 ans et Salim, 9 ans. Ancienne comptable, elle a arrêté son travail pour s’occuper de son foyer. C’est la première fois, avoue-t-elle avec une expression de tristesse, et comme une pointe de honte, qu’elle entre dans un musée en Algérie : « Les seuls musées que j’ai visités, c’est celui de Grenoble sur la peinture. Une fois, j’ai passé là-bas des vacances chez une tante et mes cousines m’ont emmenée le visiter. J’ai visité aussi un grand musée à Rome sur l’histoire de la ville. C’était pour mon voyage de noces. Mon mari a étudié en Italie. Là, je suis venue pour mes enfants. J’aimerais bien qu’ils découvrent toutes ces choses, qu’ils s’intéressent à l’art. C’est pour moi aussi, mais surtout pour eux. ». Ce cas est symptomatique d’une attitude sociale vis-à-vis des institutions muséales. Nous interrogeons cette dame sur son manque d’intérêt envers les autres musées d’Alger et lui demandons comment elle peut expliquer que les seules institutions qu’elle ait visitées soient à l’étranger. « Je ne sais pas franchement. Peut-être parce qu’en vacances, on n’a plus de temps. On est là pour ça : visiter… Vous savez, mes parents étaient analphabètes, comme beaucoup d’Algériens de l’époque. Déjà pour eux, l’école, c’était le rêve. Alors, le musée, je ne sais même pas s’ils savaient ce que c’était ou si ça existait ? On n’en a jamais parlé à la maison. Maintenant que je dis ça, je me rends compte que j’ai peut-être amené ici mes enfants à cause de ça. Inconsciemment. » On aimerait que tous les Algériens soient aussi inconscients…
L ‘attrait architectural
Mokhtar, un sexagénaire au bord de la retraite, arpente seul les allées du Musée, contemplant avec attention les photographies contemporaines du monde arabe. Préparateur en pharmacie, il reconnaît n’avoir jamais emmené ses enfants au musée, préférant, quand ils étaient petits, les sortir en forêt ou au bord de la mer. Il le regrette aujourd’hui. « C’est une question d’habitude aussi. On n’a pas cette tradition d’aller au musée. Vous savez, j’ai travaillé plus de 14 ans à côté du Musée du Bardo et je n’y ai jamais mis les pieds, à ce jour. Alors pourquoi le Mama ? » « C’est vrai. Peut-être parce qu’il est là, sur la rue Ben M’hidi, en plein centre. On passe, on voit ce qui se passe à l’intérieur, les visiteurs, les œuvres, on entre facilement. Et puis, en vérité, c’est surtout pour les souvenirs. C’était le plus grand magasin d’Alger. La première fois que je suis passé ici, c’était avec mon père, avant l’indépendance. Je voulais rentrer, mais il m’a tiré par la main. Après, tout le monde venait acheter ici. Qui ne connaît pas les Galeries algériennes ? On a tous des tas de souvenirs ici et c’est resté fermé des années. Un ami m’a dit qu’ils avaient esquinté les boiseries avec de la peinture blanche. Finalement, ce n’est pas vilain, au contraire. Et je suis content que ça n’ait pas été vendu à Khalifa ou un autre . » L’absence de tradition dans les comportements culturels est un élément central. En France, le sociologue Pierre Bourdieu avait réalisé des enquêtes sur la fréquentation des équipements culturels et notamment des musées. Ces études* demeurent à ce jour des références et avaient permis de définir ce que la sociologie de l’art a retenu comme étant l’habitus culturel. De la même façon qu’il avait mis à jour dans la société française des années 60 et 70 la notion d’héritage culturel qui permet aux classes privilégiées de conserver par filiation le savoir et l’accès à l’art, il est patent que les musées en Algérie, nés durant la colonisation, aient été formatés pour exclure les classes défavorisées, y compris d’origine européenne, mais surtout les Algériens dont la distance culturelle à ses institutions était encore plus grande, sinon insurmontable. Les anciens musées d’Alger en portent encore les marques et la remarque de ce visiteur sur la centralité urbaine, l’accessibilité et la transparence du MAMA, révèlent une réalité socioculturelle. Ainsi, le musée national des Beaux-arts, inauguré lors du centenaire de la colonisation, par sa monumentalité, son isolement dans le Bois des Arcades, peu fréquenté, son alignement spectaculaire sur la perspective du Jardin d’essais, le situe dans une démarche architecturale et symbolique élitiste. Idem pour le Musée du Bardo, situé dans une boucle de la rue Franklin Roosevelt, peu passante, accessible après une allée boisée gardée par un portail et quasiment invisible du dehors. On en dira autant du Musée des arts et traditions populaires, certes en quartier populaire, La Casbah, mais dans un ancien palais ottoman fermé sur lui-même. Les seuls musées créés après l’indépendance ont été celui du Moudjahid, enchâssé dans le socle du Monument aux Martyrs, et le Musée central de l’armée qui lui fait face, de l’autre côté de l’Esplanade. Il s’agit cependant de musées d’histoire qui ne peuvent être retenus dans une réflexion sur l’accès des Algériens à la connaissance de l’art. On peut cependant noter qu’ils ont aussi été intégrés dans une vision monumentale prestigieuse. En fait, aujourd’hui, le MAMA est le seul musée qui a pignon sur rue dans un lieu de la ville habituellement très dense humainement par ses activités, sa mitoyenneté à des concentrations d’habitat, son animation commerciale, son emplacement en tant que lieu de passage piéton et automobile. Bref, le MAMA est le seul musée sur trottoir, ce qui explique son attraction, son pouvoir de désinhiber les appréhensions culturelles et les signes d’exclusion sociale. Le fait qu’il ait été longtemps un lieu banal de commerce lui offre l’avantage supplémentaire d’une familiarité auprès des habitants de la ville, quelque soit le milieu social ou le niveau culturel. Mais à contrario, cela laisse penser que nombre de visiteurs ne viennent que par référence à ce passé et on ignore ce qu’ils représentent statistiquement. On peut supposer, qu’une fois leur curiosité satisfaite, ce type de visiteurs ne reviendront plus ou peu. Le temps le démontrera peut-être. En attendant, ce motif de visite semble aussi constituer un facteur d’attraction vers l’art. Un très jeune couple d’Hussein Dey, Monsieur informaticien et Madame avocate-stagiaire, nous confie : « On voulait voir la bâtisse. Nos parents nous en ont tellement parlé. Et puis c’est la première fois qu’on sauve quelque chose du passé. C’est très beau. Et là, on a découvert les photographes modernes et les femmes artistes arabes en haut. C’est vraiment intéressant. » Ces charmants personnages ont d’ailleurs décidé de visiter prochainement le musée du Hamma, ce qui laisse penser que le MAMA pourrait devenir non seulement un support de promotion de son objet, l’art moderne et contemporain, mais aussi des musées en général, en initiant de nouveaux comportements culturels. Là aussi, l’expérience universelle en la matière peut être intéressante à condition de ne pas négliger les différences fondamentales de contextes. En tout état de cause, l’ensemble des sociologues de l’art qui ont travaillé sur les musées dans ce continent ont relevé et démontré comment les musées d’art moderne et contemporain ont joué justement ce rôle d’entraînement culturel : « Instrument d’information pour les initiés, le musée traditionnel est resté trop statique. Par réaction, le musée d’art moderne s’est donné un objectif supplémentaire : offrir un espace considérable aux manifestations de jeunes artistes et ainsi révéler les apports nouveaux de créateurs méconnus. »
La beauté ‘‘bank’s’’
Plusieurs autres visiteurs contactés n’ont pas manqué également de souligner la gratuité de l’entrée qui représente plus une incitation morale : « On ne savait pas ce qu’il y avait dedans mais comme c’était ‘‘bank’s’’, on est entrés », déclare en riant ce trio de jeunes, montés de Bologhine en ballade au centre. La visite de l’exposition « Regards des photographes arabes contemporains », a intéressé deux d’entre eux. Farid, lui, verrait mieux ici des magasins pour jeunes au chômage. Ses deux compagnons le taquinent : « Il vend des jeans et des tee-shirts avec son frère ! ». Ils tiennent ensuite à me montrer la photographie qui a ému Farid, une œuvre de l’Egyptienne Maha Maamoun qui représente un square du Caire. De jeunes couples roucoulent sur les bancs. Parmi eux, une fille en khimar rose : « C’est le sosie de sa fiancée ! ». Que des jeunes qui n’avaient jamais pensé entrer dans un musée s’y retrouvent, même incidemment, est une performance sociale et culturelle qui mérite notre attention. Pour l’instant, le MAMA a gagné le pari de son intégration architecturale et populaire. Mais il a encore du chemin devant lui et son succès doit nous amener à considérer les exigences d’une véritable éducation culturelle et artistique qui doit impliquer autant l’Ecole que les grands médias et s’appuyer sur un programme de communication conséquent. Il serait utile en attendant de procéder au comptage des entrées et de procéder à des sondages auprès des visiteurs qui pourraient servir à l’ensemble des musées. Si l’art ne peut exister sans les artistes, il ne vit que par ceux qui le « consomment. »
* L’amour de l’art. P. Bourdieu et A. Darbe (1969) et La distinction . P. Bourdieu (1979).
Les 2 ouvrages aux Ed. de Minuit, Paris.
Saïd Amsili
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